CHAPITRE IV

Corran essaya de rattraper la clé hydraulique de la main droite quand l’outil glissa du capot du moteur tribord de son aile X. Ce faisant, il dérapa, tenta en vain de se retenir au bord du compartiment moteur, et plongea à la suite de la clé.

S’attendant à se fracasser le crâne sur le ferrobéton du hangar, il fut étonné de sentir une vive douleur à la fesse gauche. Sa main agrippa le capot et il se hissa sur le stabilisateur.

Il avait eu de la chance.

Corran frotta la partie la plus charnue de son individu et trouva une petite déchirure dans sa combinaison.

L’unité R2 couina.

— Oui, Whistler, je te suis reconnaissant d’avoir arrêté ma chute. Mais la prochaine fois, j’aimerais que ta pince attrape un peu plus de tissu et un peu moins de viande !

Whistler bipa un commentaire que Corran préféra ignorer.

Il s’apprêtait à descendre récupérer la clé quand il se souvint qu’il ne l’avait pas entendue heurter le sol.

Bizarre…

Il jeta un coup d’œil par-dessus le bord du stabilisateur.

Une femme brune lui sourit, la clé à la main.

— C’est à vous, je suppose ?

— Oui. Merci.

Elle lui donna la clé puis le rejoignit sur l’échafaudage qu’il utilisait pour grimper sur le stabilisateur.

— Bonjour. Je suis Lujayne Forge.

— Je sais, je vous ai déjà vue.

— Et vous avez piloté un Frelon contre moi dans le scénario Rédemption. Vous avez abattu le Korolev.

— Par pure chance. Nawara Ven avait déjà détruit les boucliers avec ses missiles. Mais vous vous en êtes bien sortie, malgré tout.

— Oui. Je voulais vous poser une question. Quand vous m’avez pourchassée, dans le scénario, était-ce à cause de l’exercice, ou parce que je suis originaire de Kessel ?

— Quelle importance cela a-t-il ?

Elle montra l’insigne de la Sécurité Corellienne collé sur la carlingue de son chasseur.

— Vous étiez avec la CorSec. À vos yeux, les gens de Kessel sont des prisonniers, ou des contrebandiers qui mériteraient d’être en cellule. Même quand ces prisonniers et ces contrebandiers ont débarrassé la planète des Impériaux, ça n’a rien changé, n’est-ce pas ?

Corran leva les mains.

— Vous allez un peu vite en besogne !

— Peut-être. Mais ne me dites pas que vous ignorez que je viens de Kessel.

— Je le sais. Mais cela ne fait aucune différence pour moi.

— C’est vous qui le dites…

Corran comprit qu’elle ne le croyait pas. Il reconnut de la colère dans sa voix, mêlée a de la douleur.

Cela le mit mal à l’aise.

— Pourquoi pensez-vous que je vous en veux ?

— À cause de votre façon d’agir. Vous êtes distant. Vous vous liez aux quelques pilotes que vous estimez à votre hauteur. Et vous regardez les autres de haut.

— Madame Forge, Lujayne, vous faites des montagnes avec des taupinières.

— Je ne crois pas. Je n’aime pas être jugée en fonction d’événements extérieurs. Mon père a immigré sur Kessel dans le cadre d’un programme de réhabilitation des prisonniers, au temps de l’Ancienne République. Ma mère était une de ses élèves. Ils sont tombés amoureux et ont fondé une famille sur Kessel. Ils y vivent toujours, avec la majorité de mes frères et sœurs. Ce sont des gens bien.

Corran soupira.

— Ce qu’ils font est fantastique, je suis d’accord. Il nous faudrait plus de personnes comme eux. Mais si j’avais su tout ça avant, j’aurais agi de même au cours de l’exercice.

— Que je vienne de Kessel n’y était pour rien ?

Il hésita un instant.

— Peut-être cela a-t-il influencé ma stratégie, après tout. Connaissant votre planète natale, je me suis dit que vous étiez une contrebandière, et que je me devais d’être meilleur que vous.

— Je comprends. Et je vous crois. Mais il n’y a pas que ça, n’est-ce pas ?

— Je suis désolé de vous avoir battue lors de la simulation, mais je n’ai pas vraiment le temps d’en parler.

— Pas le temps, ou pas envie ?

Whistler bipa.

— Reste en dehors de ça ! lança Corran. Vous avez décidé de ne pas me laisser tranquille, madame Forge, c’est ça ?

Souriante, elle secoua la tête.

— Que feriez-vous à ma place ?

— La même chose, admit Corran.

— Bon. Dans ce cas, expliquez-vous.

Il était clair qu’elle demandait plus qu’une justification de sa conduite lors du scénario Rédemption. Corran se souvint d’Iella Wessiri, sa partenaire dans la CorSec. Elle lui avait fait le même genre de remarque.

Iella essayait toujours d’arranger les choses entre les gens. Lujayne essaie de faire pareil. Ça veut dire que je me suis aliéné un certain nombre de pilotes en essayant de m’adapter à l’unité.

— Au sujet de l’exercice, je voulais simplement tester votre niveau d’efficacité. Je n’avais pas encore combattu contre vous. Vous n’êtes pas mal du tout.

— Mais pas de votre niveau ni de celui de Bror Jace.

Corran fronça les sourcils pour cacher son amusement.

— Exact. Cela dit, vous êtes parmi les meilleurs pilotes. J’aime savoir où en sont les autres. J’étais même prêt à affronter ce gamin, Gimbel, lors de la simulation de demain, mais Jace s’est porté volontaire avant moi.

— Il s’appelle Gavin Darklighter, pas Gimbel.

— D’accord, Gavin.

— Vous n’avez pas envie de voler sous le commandement de Jace ?

— Et vous, vous en auriez envie ?

— Pas si on me laisse le choix ! Après vous, c’est le pilote le plus froid de l’unité.

— Je ne suis pas aussi désagréable que lui.

— Vous croyez ? Lui, au moins, il daigne de temps à autre se joindre à nous au Bon Repos pour s’amuser un peu.

Corran se tourna vers son astromech et lui lança :

— Inutile de dire un mot !

— Votre droïd aussi pense que vous devriez sortir davantage ?

— Par moments, Whistler a le don de me taper sur les nerfs. Il oublie un détail : depuis que j’ai quitté la CorSec, j’ai été forcé à la plus grande prudence et j’ai changé plusieurs fois d’identité. Récemment, j’ai passé plus d’un an en mission auprès de fonctionnaires Impériaux sur un monde de la Bordure. Une seule erreur aurait suffi à me faire prendre. Une fois que vous avez perdu l’habitude de faire confiance aux autres et d’être détendu…

— Je comprends.

— J’en suis heureux. De plus, je dois apprendre quantité de choses nouvelles. J’ignorais tout de l’argot des pilotes. Et il me faut travailler, voire partager mes quartiers, avec des êtres appartenant à des espèces dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Ce n’est pas facile.

— Je sais, dit Lujayne. Ma camarade de chambrée est une Rodienne.

— Fichtre ! Mais je parie qu’elle est moins bizarre que mon colocataire ! Ooryl, peux-tu venir ici, s’il te plaît ? lança-t-il au pilote qui venait d’entrer dans le hangar.

— Ooryl peut-il t’être utile ?

— J’aimerais te demander quelque chose depuis qu’on nous a affecté les mêmes quartiers. Mais je ne voudrais pas t’embarrasser.

Le Gand à la peau gris-vert le regarda de tous ses yeux à facettes.

— Qrygg préférerait éviter une humiliation, mais tu peux y aller.

— Pourquoi parles-tu de toi à la troisième personne ?

— Qrygg a le regret de ne pas comprendre ta question.

Lujayne sourit.

— Tu ne parles jamais de toi en utilisant le pronom « je »…

— Et tu utilises deux noms différents.

Les orifices buccaux du Gand s’ouvrirent avec un cliquètement : la façon de sourire de son espèce.

— Ooryl comprend.

— Mais encore ?

Ooryl croisa les bras.

— Sur Gand, les noms sont importants. Tout Gand qui n’a rien fait de spécial est appelé Gand. Avant de recevoir le nom d’Ooryl, il était connu sous le nom de Gand. Puis, quand il a laissé sa marque sur le monde, on lui a donné le surnom de Qrygg. Enfin, quand Ooryl a maîtrisé l’astronavigation et le pilotage, il a gagné le droit d’être appelé Ooryl.

— Cela n’explique pas pourquoi vous n’utilisez pas de pronom personnel pour parler de vous.

— Qrygg vous présente ses excuses. Sur Gand, seuls ceux qui ont accompli de grandes choses sont autorisés à utiliser les pronoms pour parler d’eux-mêmes. L’usage du pronom personnel est présomptueux. Il implique que chacun connaît l’identité de celui qui l’utilise. Cela est vrai seulement quand la personne est célèbre au point que son nom soit connu de tous.

Corran trouva que ce système ne manquait pas de logique.

— Ainsi, Ooryl est l’équivalent de Corran, et Qrygg celui de Horn, par exemple ?

— Exactement.

— Pourquoi utilises-tu parfois ton nom de famille, et d’autres fois ton prénom ?

Le Gand baissa les yeux.

— Quand un Gand a honte de ses actions, cela diminue sa valeur. La réduction de nom est un acte de contrition. Ooryl aimerait penser qu’on ne l’appellera pas souvent Qrygg, mais Qrygg sait qu’une telle chose est peu probable.

Whistler bipa ironiquement.

— Les gens sauraient que mon prénom est Corran même si nous utilisions ce système, dit le pilote. Et un droïd qui tient à sa « peau » aurait intérêt à vérifier si l’extracteur a été réglé correctement…

— Des problèmes avec votre moteur ?

— Rien de grave. J’ai remplacé un extracteur il y a quelque temps. Il faut le vérifier périodiquement pendant les cinquante premiers parsecs.

— Jusqu’à ce qu’il soit rodé, acquiesça Lujayne. Il me semble pourtant que vous avez travaillé sur le boîtier, alors qu’il aurait suffit de mettre une entretoise sur l’axe.

— Vous vous y connaissez en mécanique ?

— Mon père enseignait la réparation des landspeeders aux anciens prisonniers – entre autres choses. Les T-47 ont un système d’extraction presque identique à celui-ci. Votre bricolage marchera, à condition que vous fassiez des réglages fréquents pendant les six prochains mois. Je peux vous fabriquer une entretoise aux mesures en une demi-heure.

— Vraiment ?

— Oui, si vous voulez de mon aide.

— Pourquoi la refuserai-je ?

— Parce que je vous demanderai une faveur en échange. Sans compter qu’il vous faudra me faire confiance…

L’idée de faire confiance à une quasi-inconnue était étrange, mais pas au point de l’inciter à refuser.

— Je vois. Bon, j’ai décidé d’avoir confiance en vous…

— Affaire conclue !

Ooryl se tourna vers Lujayne.

— Vous avez besoin d’une entretoise et d’un compas laser. Ooryl ira les chercher, si vous le souhaitez.

— Je vous remercie.

Corran s’adossa au stabilisateur.

— Je vous suis reconnaissant de votre aide.

Elle eut un sourire en coin.

— J’espère que vous ne changerez pas d’avis quand je vous aurais dit quelle récompense je demande.

— Allez-y.

— Quand nous aurons réparé votre aile X, vous viendrez avec moi au Bon Repos pour rencontrer les pilotes qui entreront sans doute dans l’escadron. Nous y avons réfléchi. Bror Jace pense que Gavin s’intégrera. Quelques-uns d’entre nous sont à la limite inférieure de ce que nous tenons pour des performances acceptables, mais ils devraient être admis. Comme il ne fait aucun doute que vous intégrerez l’escadron, il serait préférable que vous vous joigniez à nous.

— D’accord. Mais je considère que je vous dois toujours quelque chose.

— Comme vous voulez…

Corran sourit.

— Je vous dois plus que la réparation de mon moteur. Apprendre à connaître les pilotes avec qui je vais travailler n’est pas une faveur que je vous fais, mais que je me fais. À condition que je ne sois pas obligé de copiner avec Bror Jace !

— Tu serais bien le premier ! lança Forge, passant au tutoiement.

— Parfait !

Ooryl revenant avec l’entretoise et les outils, Corran fit un clin d’œil à Lujayne.

— Mettons-nous au boulot. Ensuite, tu m’aideras à améliorer mes relations avec les autres pilotes de l’Escadron Rogue.